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24 / 11 / 2015

« À gauche de la barricade » 6/7

On a vu précédemment que les gouvernements de Front populaire ont engagé des « réformes » visant à museler les organisations ouvrières via la politique de l’arbitrage opposée à la libre négociation des revendications ouvrières. Cette politique ne tombe pas- si l’on peut dire – du ciel. Dans son « précis de la doctrine sociale catholique », Ferdinand Cavallera (professeur à l’Institut Catholique de Toulouse) écrit en 1933 :

« La justice exige que l’objet vendu soit rigoureusement égal à la somme payée pour l’acquérir, le travail doit équivaloir au salaire et inversement, sinon, la justice est lésée soit par l’employé, soit par l’employeur (les deux étant placés à égalité …) ; théorie du juste prix, du juste salaire et, pourrait-on ajouter, du juste travail. En pratique, il n’est pas toujours aisé d’établir cette proportion arithmétique entre les deux éléments à comparer ; il faut y apporter une bonne foi mutuelle. On doit faire de son mieux pour appliquer le contrat et, en cas de doute ou de dommage, s’adresser à des arbitres ou des tribunaux ».

Que cela plaise ou non, on doit bien admettre que le gouvernement de Front populaire a mis le doigt dans l’engrenage du corporatisme, d’où les commentaires amusés de François Perroux (cf article précédent).

Si cet aspect de la politique du FP reste largement méconnu, il en est un autre qui est le plus souvent ignoré …

Le Front populaire, la question syndicale dans les colonies ; l’exemple indochinois.

La politique suivie par le Front populaire est généralement assimilée, notamment par les « progressistes » dits de « gauche » à une politique conforme aux intérêts des plus exploités, parmi lesquels figurent au premier rang, 60 millions de colonisés.

La réalité est quelque peu différente. Les militants syndicalistes, toutes tendances confondues ont été confronté à une véritable entreprise de décervelage.

Avant le Front populaire.

La conquête de l’Indochine a débuté dès 1867 au prétexte de la défense des libertés religieuses. Dès lors, l’alliance du sabre et le goupillon est indestructible contre les 60 millions de colonisés.

En 1914, 49 000 indochinois sont mobilisés pour faire tourner les industries d’armement de la métropole. Le président Hollande a dans le cadre de la commémoration de 14-18, osé vanter les déportations massives : « Comment ne pas exalter les 430 000 soldats venant de toutes les colonies, de l’Afrique à l’Asie du sud-est qui ont pris part à cette guerre qui aurait pu ne pas être la leur ».

Le militant ouvrier Ngo Van remet les choses en ordre :

« Quand débuta la guerre de 1914, mon grand frère – le Septième – avait l’âge de faire un tirailleur, c’est-à-dire d’acquitter l’impôt du sang, d’être transformé soit en chair à canon, soit en tueur de pauvres gens. Les notables du pays attrapaient de force les jeunes gens du pays pour les envoyer en France. Ceux qui résistaient, on les ligotait et les transportait suspendus à un gros bâton comme des porcs, à la maison communale … » Suit la description des révoltes paysannes et de la répression : exécutions sommaires, bagne … (Ngo Van, au pays de la cloche fêlée).

Sous la IIIème République, les livres d’histoire et de géographie des écoliers de France consacrent de nombreuses pages à vanter les mérites de l’œuvre civilisatrice de la France.*

Rares, très rares sont ceux qui osent apporter des critiques, y compris parmi les militants ouvriers, y compris à la CGT et à la CGT-U …

C’est le cas pourtant d’Andrée Viollis, grand reporter au petit Parisien, journal réactionnaire qui accompagne toute la politique de la France colonialiste. (Rallié à Vichy).

Le ministre Paul Reynaud**, ministre des colonies en 1931 lui demande de l’accompagner en Indochine pour « témoigner des bienfaits de l’œuvre civilisatrice de la France ». Journaliste intègre, Viollis va décrire ce qu’elle a vu.


Des militants de la CGT ou de la CGT-U (contrôlée par le PCF) ne renoncent pas à combattre l’union nationale. Mais la répression ne les épargne pas. Les déplacements, l’activité des rares étudiants indochinois qui rejoignent la France pour y suivre leurs études sont étroitement surveillés.

La police, malgré son zèle, ne peut cependant éviter les contacts entre militants de la métropole et de la colonie. Des manifestations publiques ont pourtant lieu pour exiger l’arrêt de la répression, comme devant le mur des fédérés le 25 mai 1930.

Les militants vietnamiens expulsés engagent dès leur retour la construction de syndicats clandestins, libres et indépendants.

Quelques chiffres en 1931 :

  • moins de un millier de colons et quelques grandes sociétés possèdent un cinquième des terres ; les meilleures.
  • 17 millions de paysans survivent péniblement. Le riz, la principale ressource, est essentiellement produit pour l’exportation.
  • 5000 « écoles » scolarisent une infime partie de la population, mais il y a 14 000 prisons.
  • 6000 fonctionnaires français (sur un total de 40 000 colons) font la pluie et le beau temps. l’administration française détient le monopole du commerce du riz, du sel, de l’alcool (chaque village doit consommer des quotas imposés par l’administration) et … de l’opium.
  • La famille Michelin réalise, par la grâce du travail forcé, des profits gigantesques. La puissante banque d’Indochine contrôle de fait la totalité de l’économie de la colonie.
  • La classe ouvrière peu nombreuse – environ 200 000 – est concentrée à Saïgon où sur 300 000 habitants, seuls 4332 indochinois peuvent voter … pour les candidats désignés par les colons !
  • Enfin, les bagnes (le plus célèbre celui de Poulo Condor) sont de véritables camps d’extermination où s’entassent indifféremment tous ceux qui, même modestement, résistent à l’ordre colonial.

 

La répression la plus féroce fait partie du quotidien. En février 1930, les tirailleurs vietnamiens de Yen Bay se révoltent.


Les décapités de Yen Bay. L’ordre colonial règne. En France, c’est l’union sacrée en défense de « l’empire ». La grande crise économique de 1929 exerce ses ravages. Les militants syndicalistes préoccupés par les questions intérieures se soucient peu, pour la plupart, de ce qui leur semble des questions très secondaires.

Le pouvoir colonial fait bombarder la ville. Les « insurgés » (« terroristes » selon la terminologie de l’époque) sont décapités. Bilan des opérations de « pacification » : 10 000 morts et 50 000 arrestations.*** Louis Roubaud (Grand reporter), présent à Yen Bay a décrit l’évènement et les procès qui ont suivi. En France, les militants syndicalistes sont pour la plupart restés silencieux ; il est parfois périlleux de ramer à contre-courant. L’exposition coloniale de 1931 enregistre 8 millions d’entrées (la France compte alors environ 40 millions d’habitants). La contre exposition des surréalistes ne rassemble que 5000 personnes …

Ainsi Viollis et Roubaud qui sont tout sauf de dangereux extrémistes anti français, ont alerté l’opinion, avec quelques autres dont, Pierre Monatte :

« C’est au moyen de la baïonnette que les soldats français ont implanté au Tonkin, en Tunisie, au Soudan, au Congo, au Dahomey, à Madagascar, la civilisation européenne. C’est dans le sang de ces peuples et sur les ruines de leurs civilisations à eux que nous avons essayé de faire fleurir notre servage industriel et l’oppression de notre étatisme européen ».

Ses appels à la solidarité internationale ouvrière restent vains.

Les bonnes résolutions du congrès de Romilly du Parti Ouvrier de France, un an avant la conquête de Madagascar sont bien oubliées :

« Les expéditions entreprises sous prétexte de civilisation et d’honneur national aboutissent à la corruption et à la destruction des populations primitives ». Le congrès se prononce contre « les flibusteries coloniales pour lesquelles aucun socialiste conscient ne votera jamais ni un homme ni un sou ».

Lorsque Blum devient président du Conseil du 1er gouvernement de Front populaire, les droits démocratiques les plus élémentaires n’existent pas en Indochine.

Les droits syndicaux sont bafoués ; la grève est lourdement sanctionnée.

L’émancipation nationale et la résolution de la « question sociale » sont indissociables.


* Dans le fameux Lavisse (celui de 1936) destiné aux élèves de cours moyen et de la classe préparatoire au certificat d’études on lit ce morceau de bravoure :

« ( … ) L’empire colonial de la France est vingt fois plus vaste qu’elle et compte soixante millions d’habitants. Les français sont en train de le transformer complètement. Ils ont partout établi l’ordre et la paix. Ils ont mis fin aux guerres entre tribus dans l’Afrique du Nord, au trafic des marchands d’esclaves dans l’Afrique occidentale et au brigandage des pirates en Indochine.
Ils ont construit des routes, des chemins de fer et des ports, grâce auxquels le commerce s’est fortement développé, ce qui enrichit à la fois la France et ses colonies. Ils ont aussi créé des hôpitaux et des écoles. Les indigènes, blancs de l’Afrique du Nord, Noirs de l’Afrique occidentale et de l’Afrique équatoriale, jaunes de l’Indochine, bénéficient ainsi peu à peu, grâce à la France, des bienfaits de la civilisation européenne ».

A chaque époque, son bourrage de crâne …

La conquête des droits démocratiques les plus élémentaires est donc inséparable de la conquête des droits sociaux. Une poignée de jeunes vietnamiens qui ont eu la chance de suivre des études en France engagent, dès leur retour au pays, à leurs risques et périls, l’action syndicale.

** Quelques mois plus tard, Raynaud écrit : « Je voyais de mes yeux, dans le Nord-Annam, ce spectacle atroce de squelettes venant tendre leurs chapeaux de paille pour recevoir une ration de riz ». Voilà concrètement le bilan de plus d’un demi-siècle de colonisation : la famine généralisée.

*** Le père Gauthier, missionnaire catholique, apporte son saint témoignage au procès des « rebelles » : « Les légionnaires, je m’en porte garant devant la cour et messieurs les jurés, ont fait bonne œuvre, œuvre patriotique et remis la paix dans le pays ». (Cité par Louis Roubaud).


Pour en savoir plus :

Ngo Van : révolution et contre-révolution sous la domination coloniale et au pays de la cloche fêlée.

Patrice Morlat : la répression coloniale au Vietnam (1908-1945)

Louis Roubaud : Vietnam, la tragédie indochinoise.

Andrée Viollis : Indochine SOS.


Affiche publicitaire pour l’exposition coloniale.Les organisations syndicales, la Ligue des droits de l’homme etc se contentent, le plus souvent de dénoncer les « excès » du colonialisme.


Le « zoo humain » a les faveurs du public. On y exhibe les « bons sauvages ». Autre temps fort de l’exposition : la visite des stands de l’Italie fasciste…

Dernière partie : être syndicaliste en « Indochine » du temps du Front populaire.

J. M ; novembre 2015.

chaud ! chaud ! chaud !

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