>Histoire

19 / 03 / 2022

Wu Han : comment instaurer un ordre totalitaire ?

L’historien chinois WU Han (1909-1969) a travaillé sur la période de la dynastie des Ming. Le fondateur de cette dynastie*, Zhu Yuanzhang aurait tenu ces propos en mai 1395 :

« Il faut toujours faire peur aux gens pour les amener à  obéir. Mais, ce ne peut être qu’une mesure provisoire, pas une méthode de gouvernement à long terme ».

Faire peur aux gens ? Cet empereur y excelle. Bien que ne disposant d’aucun des moyens de communications de nos « élites », l’individu « issu du peuple » (Wu Han) parvient à instaurer un régime totalitaire sophistiqué.

Et disons le tout de suite, c’est du « provisoire » qui s’éternise.

Précisons pour éviter une interprétation hasardeuse que toutes ressemblances avec des situations existantes, contemporaines, ou ayant existé dans un passé récent, sont purement fortuites.

Publié en 1996.

Le contexte.

La Chine a subi les grandes invasions mongoles. Certains stratèges chinois ont cru que pour préserver la pureté du sang chinois, il convenait d’édifier une grande muraille. Sans succès.

L’auteur note qu’ « en dépit des mesures draconiennes prises par les Mongols, les soulèvements s’organisaient ». L’envahisseur eut recours à la « loi martiale », devenue permanente. L’état d’urgence interdisait toute circulation entre vingt heures et quatre heures du matin. « La population devait rester confinée chez elle ». Le reste du temps l’appareil répressif était partout présent.

La domination mongole s’est pourtant liquéfiée mais il a fallu beaucoup de temps.

Vint le Sauveur : l’Empereur Zhu Yuanzhang, censé protéger le peuple chinois et rassembler autour de sa personne toutes les classes de la société réunies.

Wu Han a ce commentaire :

« Un tyran ne gouverne pas ses sujets, il les modèle, les surveille, les espionne, les opprime ». Le chef de guerre Zhu Yuangzhang ne dérogea pas à la règle.

Wu Han : « On avait chassé les barbares, plus rien n’aurait dû être comme avant, or, rien ne changea … rien ne ressemble plus à un propriétaire terrien qu’un autre propriétaire … »

Wu Han en tire cette leçon : « L’oppression avait changé de visage mais l’oppression restait la même ».

Au « sommet », protégé par le chef de guerre, la petite caste des élites, corrompue, donneuse de leçons, les courtisans et courtisanes, minorité arrogante, d’autant plus arrogante qu’elle se sait minoritaire. Ceux-là vivent grassement du travail des « gens de peu », ceux qui « ne sont rien ». Ils  risquent pourtant à tout moment d’encourir la colère du chef qui doit de temps en temps sacrifier une partie de l’ « élite », pour consoler le peuple.

A l’étage « inférieur », comme on dit dans les encycliques, ceux qui sont invités à « rester à leur place ». Wu Han : « Pour le peuple, rien ne changeait. Sous tous les régimes, la première fonction des humbles consiste à payer des impôts. Les propriétaires fonciers avaient la charge d’assurer la collecte des taxes ».  Ainsi règne l’ordre.

Impitoyable avec le « protecteur » du peuple, Wu Han écrit :

« L’Empereur n’avait guère le temps de s’occuper de la misère du peuple car le peuple se mate tandis que les privilégiés s’achètent. ( … )  Les riches se retrouvèrent ainsi plus riches et les pauvres plus pauvres encore ». Dans la Chine arriérée du XIVème, on voyait de drôles de choses …

L’irrésistible ascension de Zhu.

Eduqué dans un monastère, l’individu en sortit pour devenir un hors-la-loi alors que la Chine était sous domination mongole. « En dépit des mesures draconiennes prises par les Mongols, les soulèvements s’organisaient » Zhu devint le chef de ces soulèvements …

Wu Han : « Il gouvernait au sommet d’un volcan et il le savait … » les gueux, les pauvres constituaient une menace permanente. En 1386, l’empereur écrivit le Grand Livre des avertissements. « Il s’agissait d’un catalogue des crimes contre l’Etat passibles de la peine capitale, une sorte de manuel du bon sujet … »

L’Empereur, chef des armées est infaillible. Quiconque critique le chef de guerre s »’expose à de graves représailles.

Comment briser les résistances ?

Wu Han : « pour parachever le tout, l’Empereur interdit  la libre circulation dans le pays ».  On ne circule pas d’une région à une autre s’il y a le moindre risque de propagation de pensées séditieuses…

« Il développa jusqu’à l’absurde le système des laissez-passer en vigueur dans l’antiquité. Chacun avait le droit de se déplacer dans un rayon de cinquante kilomètres autour de son domicile. Au-delà, il fallait un laissez-passer particulier. ( … )  « L’administration effectuait de nombreuses vérifications », un système qui ne pouvait que générer une imposante bureaucratie.

Pour assurer l’ordre et la sécurité, il faut bien y mettre le prix. Sauf qu’en période de difficultés budgétaires, on ne peut mettre un gendarme derrière chaque citoyen ; alors, il n’est pas interdit d’innover :

«  La loi autorisait n’importe quel sujet de l’empereur à vérifier les papiers (d’un autre sujet) et l’on promettait de fortes récompenses aux délateurs ».

Ainsi, la délation citoyenne et durable devint un acte civique récompensé.

 Autant d’abominations qui, dieu soit loué, ne peuvent plus exister …

Toujours plus de « sécurité ».

Les mesures dites « sécuritaires » annoncent toujours, on le sait d’autres mesures sécuritaires.

Wu Han : « Ceux qui hébergeaient ou protégeaient des voyageurs sans laissez-passer étaient aussi sévèrement punis. On se méfiait de tout le monde, de l’éventuel espion,  de ceux qui tentaient illégalement de passer la frontière ». Les migrants, ou plutôt, les réfugiés qui cherchaient désespérément à fuir la misère et les exactions des « seigneurs de la guerre » étaient nombreux. Pour ceux-là, « outre cent coups de bâton, c’était trois ans de travaux forcés » … histoire de faire baisser le coût du travail et de leur inculquer le respect de l’autorité.

Mais il arriva un moment où même cela ne suffisait plus.

« Protéger » la population contre elle-même.

Wu Han explique : « la population entière était assignée à résidence ». En somme, c’était une sorte de confinement généralisé.

« Les chinois, dans leur immense majorité naissaient, vivaient et mouraient sans faire plus de cinquante kilomètres à la ronde. Loin de constituer un espace de liberté, cette minuscule superficie délimitait les murs invisibles d’un véritable centre de détention ».

Mais c’est pour votre bien proclamait l’Empereur ! pour vous protéger, vous qui ignorez tout des risques d’une trop grande liberté !

Une loi liberticide en appelle toujours une autre.

« En 1386, Zhu Yuanzhang officialisa cet état de choses  en forçant chacune des dix familles d’un jia à surveiller les neuf autres et à établir des rapports sur elles ».

Le pouvoir reconnaissait l’existence de quatre « catégories » de chinois : la classe la plus nombreuse, les paysans qui survivent comme ils peuvent du travail abrutissant des champs. Et puis, les intellectuels qui achètent leurs privilèges, et enfin, les artisans et les commerçants.

 L’Empereur ne laissait rien au hasard. Il fut décidé de recenser minutieusement toute la population. Une gageure à l’époque dans cet immense empire. Personne ne pouvait échapper aux mailles du filet.

L’absurdité du système de flicage généralisé était poussée à son paroxysme pour les paysans. « On lui interdisait formellement de s’éloigner de plus de cinq cents mètres de son champ ; il ne pouvait partir travailler, rentrer et se reposer qu’aux heures qu’il avait indiquées à son voisinage ».

Les artisans étaient tenus d’informer leur entourage de chaque fait et geste, de leur activité professionnelle, de chaque déplacement éventuel. Pas question d’autoriser, ni même d’envisager la possibilité pour cette catégories de travailleurs de s’assembler, de s’organiser sous une forme sous une autre.

Soldats de la dynastie Ming. Selon les spécialistes, Zhu Yuanzhang avait mis sur pied une armée gigantesque. Face à ces millions de gueux n’ayant rien à perdre, on n’est jamais assez prudent.

Un « ordre » totalitaire achevé.

L’ordre de Zhu, c’est le coup de force permanent.

« Soumis au double contrôle du voisinage et de l’administration, les marginaux étaient facilement repérés et arrêtés. Chacun avait intérêt à signaler les comportements suspects de ses voisins … tout le monde se mit à surveiller tout le monde, à se méfier de tout le monde, à espionner tout le monde ».

Chaque individu ne devenait-il pas par la force des choses un « marginal » ?

L’ordre était bâti sur le principe de la responsabilité collective. Chaque individu savait que le non respect de la règle se traduisait inévitablement par l’ « exécution ou l’exil » de tous les membres d’une même famille.

Celui qui ne respectait pas tel ou tel article de loi n’était pas simplement désigné à la vindicte publique, il envoyait tous ses proches au néant.

Ainsi, conclut Wu Han, « soixante millions d’habitants se muèrent en délateurs. ( … ) Victimes et bourreaux confondus, le peuple de Chine se trouvait pris dans un filet dont Zhu Yuanzhang passa sa vie à resserrer les mailles ».

A un bien hypothétique critique de cet univers concentrationnaire, le chef pouvait toujours objecter : Vous n’êtes pas satisfait ? Essayez le retour des Mongols !

La politique de la terreur ne peut être que « provisoire » avait dit le CHEF au terme de son règne. Les soixante millions de sujets constituaient potentiellement soixante millions de sujets de mécontentements. Mais la population, totalement atomisée, sans possibilité, sans même l’idée de s’organiser pour résister et « dégager » le tyran ne pouvait que subir.

La dynastie des Ming a duré non pas mille ans mais presque trois siècles, de 1368 à 1644.

 Ce fut l’état d’urgence, l’état d’exception permanent.  Une guerre de classe des « élites » contre le peuple. Das Reich  … le règne d’une infime minorité des premiers de cordée.

Notons tout de même pour conclure, ce point de vue d’autres historiens spécialistes de cette période de l’histoire chinoise :

«  L’empereur a fini par être entouré d’eunuques qui le maintenaient dans l’ignorance des événements et qui arrangeaient les décrets selon leur volonté ».

En somme, ce pauvre Zhu aurait été un brave type, peu être un peu niais, facilement influençable, mal entouré, mal conseillé … c’est possible. Peu importe. Le résultat étant le même pour 60 millions de chinois.

*Membre éminent du PCC, Wu Han entre en disgrâce en 1966. La « révolution » dite « culturelle » maoïste le place tout à fait à l’écart de la sphère dirigeante. Au vu de ses écrits, ce n’est guère étonnant.

J M. Mars 2022.

 

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