S erait-ce une simple querelle entre le gouvernement et les complémentaires santé ? L’affaire est bien plus sérieuse car derrière l’accusation faite aux complémentaires de trop peser sur les comptes publics et la demande d’une non-augmentation de leurs tarifs l’an prochain se cache un dossier complexe et épais. Les complémentaires rétorquent, elles, qu’en dix-huit mois leurs prestations ont augmenté de plus d’un milliard d’euros, cela dû à un rattrapage post-confinement sur les soins. Elles invoquent aussi le coût de la réforme 100 % santé (dentaire, optique, audioprothèse/140 millions en 2021), ou encore le poids des taxes qu’elles assument (TSA, contribution supplémentaire de crise depuis septembre 2020…).
La Cour des comptes indique, elle, que l’effort du 100 % santé a pesé principalement sur l’Assurance maladie, la confédération pointant pour sa part cette réforme qui renforce la médecine à plusieurs vitesses en introduisant la notion de classes de prestations dans la liste des actes et produits remboursables par l’Assurance maladie. Mais plus largement, derrière cette empoignade il est surtout question de peut-être revisiter l’articulation des compétences entre le régime obligatoire d’assurance maladie (AMO) et les complémentaires (AMC/ assurances privées, institutions de prévoyance, mutuelles), dont le rôle historique est de permettre aux assurés sociaux de réduire le reste à charge des dépenses de soins. Depuis le début de l’année, sur fond d’épidémie et d’endettement aggravé de la branche maladie, lestée d’une dette indue issue de la crise sanitaire, différents documents alimentent le débat. Si en France, l’Assurance maladie complémentaire assure près de 14 % des dépenses de santé (chiffres de 2017), un changement de cette situation ne serait pas sans conséquences pour les assurés. Quid de l’égalité d’accès aux soins, du niveau de remboursement des prestations ? Une récente étude, commandée par le groupe Malakoff Humanis, indique que pour 78 % des Français le système de santé actuel fonctionne bien. Pour 86 %, la présence de l’AMO et de l’AMC est indispensable à ce bon fonctionnement. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas des améliorations à obtenir…
L’attachement de FO aux principes fondateurs du modèle social
Tandis que la Sécurité sociale fête cette année ses 76 ans, la confédération FO rappelle de son côté son attachement indéfectible aux ordonnances de 1945 instituant la Sécurité sociale, y compris en ce qu’elles affirment le rôle des complémentaires. Pour FO, les principes fondateurs de notre modèle social doivent demeurer l’égalité et la solidarité pour assurer l’universalité des bénéficiaires et garantir l’accessibilité aux soins, face aux inégalités de couverture et de reste à charge. La confédération renvoie par ailleurs l’État à son rôle de contrôle de la légalité et des comptes, l’invitant à éviter la multiplication des réglementations mais à s’assurer de l’exemplarité et de la transparence de l’AMO et de l’AMC, permettre de nouveau que les reformes soient négociées au niveau des acteurs et non concertées par le gouvernement. Concrètement, que cesse le piétinement de la possibilité de négociation. Par ailleurs, pointe FO, notre système devient de plus en plus illisible et instable, sa complémentarité devient dualité. Les modifications législatives et réglementaires successives, au travers des LFSS en particulier […] brouillent le rôle de chacun, entre l’État, l’AMO et l’AMC, souligne encore FO. Ainsi, l’étatisation des deux secteurs induit-elle un rôle dénaturé à l’AMC, qui devient indispensable et corsetée dans ses offres.
Pour FO, la clarté et la lisibilité du système doit être améliorée, cela signifie en particulier que les bases de remboursement doivent rester communes entre l’AMO et l’AMC, et que l’AMO doit améliorer sa prise en charge.
La Sécu, sous contrôle et contraintes accrus
En ce sens, la confédération fustige la maîtrise des dépenses, qui demeure la seule véritable politique des gouvernements successifs, ce qu’illustre notamment l’Ondam, l’objectif national annuel de dépenses de santé. Et FO fustige notamment aussi l’injustice contributive par la suppression des cotisations salariales et l’instauration de la TVA sociale, entre autres.
Sur fond d’économies budgétaires toujours prônées, le législateur a voulu donner un nouveau cadre aux projets de lois de financement de la Sécurité sociale et a décidé cette année d’une loi organique (en vigueur au 1er septembre 2022) et d’une loi ordinaire. Il y a ajouté une loi d’approbation des comptes de la Sécurité sociale. Par ailleurs est instaurée, à compter du PLFSS 2025, une « règle d’or » destinée à garantir un équilibre financier de moyen terme des comptes de la Sécurité sociale.
Le contrôle de la part de l’État et les contraintes imposées à la Sécu sont donc accrus. Cela alors que les recettes changent de nature, ce qui augmente les possibilités de mainmise de l’État sur la protection sociale.
Le danger de la fiscalisation des recettes
Le basculement des cotisations sociales vers l’impôt, soit la fiscalisation des recettes, ne cesse de prendre de l’ampleur, notamment à travers la CSG (créée en 1991 et qui représente aujourd’hui près d’un tiers des recettes), la CRDS (créée en 1996), ou encore la part de TVA (passée d’un poids de moins de 6 % en 2018 à 26 % en 2019, notamment dans le cadre de la transformation du CICE en allègements de cotisations).
La part des cotisations dans le financement de la Sécurité sociale est en baisse régulière depuis les années 1990. Alors qu’elles comptaient encore pour 91 % des recettes du régime général à la veille de la création de la contribution sociale généralisée (CSG,) les cotisations sociales ne représentaient plus que 56 % de ses ressources et de celles du FSV en 2016, constate un rapport du Sénat. Ce que notait aussi en février dernier le Haut conseil du financement de la protection sociale, précisant que la part des contributions des employeurs dans le financement du régime général et du FSV est passée de 72 % en 1980 à 50 % en 2000 et 36,5 % en 2021. Les allègements et exonérations, dont la décision échappe aux acteurs de la protection sociale, privent la Sécu de recettes émanant des cotisations sociales. Et le manque à gagner atteint chaque année des dizaines de milliards d’euros. Ce qui pèse sur la Sécu et son principe de solidarité. Et pour FO, cela reste le cœur du problème.
Derrière la « Grande Sécu », le spectre de l’étatisation du système de santé
Depuis que l’exécutif a demandé mi-juillet au Haut conseil pour l’avenir de l’Assurance maladie (HCAAM) d’approfondir ses propositions pour réformer l’articulation entre l’Assurance maladie obligatoire et l’Assurance maladie complémentaire, l’inquiétude a gagné le monde de la protection sociale. Car, dans sa lettre de mission, le ministre de la Santé Olivier Véran ne cache pas sa préférence pour le scénario « Grande Sécu », visant à renforcer l’intervention de la Sécurité sociale.
Sa commande trouve un écho particulier, alors que les comptes de l’Assurance maladie ont plongé dans le rouge (29,4 milliards de déficit prévu en 2021) du fait de dépenses liées à la crise Covid, que le gouvernement a décidé de lui imposer. Quant à la Cour des comptes, si elle rappelait en juin dans un rapport le choix singulier de la France d’accorder un rôle déterminant aux assurances privées dans la prise en charge des dépenses de santé, son diagnostic est sévère.
Des critiques sévères
Certes, note-t-elle, le système assure une protection à 96 % de la population. Et le reste à charge des ménages est le plus faible des pays de l’OCDE. Mais, pointe la Cour, le système est coûteux et peu efficient ! L’imbrication entre régimes génère une superposition des dépenses de gestion administrative sur les mêmes flux. Coût pour les finances publiques : 10 milliards d’euros par an, entre les niches fiscales et sociales accordées au titre de la complémentaire santé et de la complémentaire santé solidaire (CSS). Et, estime encore la Cour, malgré ces dépenses, le système est en partie inéquitable du fait des conditions inégales faites aux assurés, les moins bien lotis étant les agents publics, retraités, chômeurs, personnes sans activité professionnelle…
Scénario imprécis d’un chamboulement total
La « Grande Sécu » résoudra-t-elle ces faiblesses structurelles, pour reprendre l’objectif assigné aux travaux du HCAAM attendus en novembre ? Chose certaine, le scénario prisé par le ministre est le plus détaillé du pré-rapport. Il revient à généraliser le dispositif des affections longue durée (remboursées à 100 % par le régime obligatoire) à l’ensemble des patients, note le Haut conseil. Fini le ticket modérateur, les frais forfaitaires à l’hôpital : la « Grande Sécu » prendrait tout en charge, sauf les chambres particulières. Fini le reste à charge zéro sur l’auditif, le dentaire, l’optique : elle rembourserait seule les soins onéreux. Le contenu du panier des soins couverts par la Sécu et leurs tarifs seraient révisés régulièrement. Mais le législateur encadrerait aussi le panier de soins « libre », remboursé par des complémentaires réduites à la portion congrue.
Le chamboulement serait total. Attention aux effets d’annonce en période pré-électorale, avertit Serge Legagnoa, secrétaire confédéral FO à la protection sociale : Personne ne sait ce que recouvre la Grande Sécu de l’exécutif. Mais le danger est là. Telle qu’esquissée par le HCAAM, elle remettrait en cause les principes fondateurs de la Sécu : sa gestion d’assurances sociales, paritaire. Elle renforcerait l’étatisation de la gestion, alors que le contexte budgétaire est plus que contraint. Les risques en sont connus, comme l’illustre la mission IGAS-IGF, commanditée par l’exécutif sur l’amélioration de la performance des organismes de Sécurité sociale. Une attaque sans précédent contre le personnel de la Sécu !, résume Éric Gautron, secrétaire national du Syndicat FO des cadres des organismes sociaux, qui a révélé son existence. Inédit dans une lettre de mission formulée avant le renouvellement des conventions d’objectifs et de gestion (COG) des caisses du régime général : elle préconise de traiter les enjeux communs (réduction des coûts, mutualisation, implantation) en inter-branches et en inter-régimes (avec la MSA). Réflexion qui s’applique aux conventions collectives, à faire converger. Vous avez dit « Grande Sécu » ?
Elie Hiesse
Entretien avec Serge Legagnoa, secrétaire confédéral chargé de la protection sociale collective : Le contexte est inquiétant
© F. BLANC
Que révèle le projet de « Grande Sécu » ?
Serge Legagnoa : Ce projet de « Grande Sécu », porté par le ministre de la Santé, sera un des thèmes de la campagne présidentielle de l’exécutif. Mais personne ne peut dire ce qu’il recouvre dans le détail. Et aucun des éléments disponibles n’assure qu’il y aurait une amélioration de l’égalité d’accès aux mêmes soins pour tous. Pour cela, il faudrait des moyens financiers très conséquents. L’exact contraire se dessine : cette réforme s’inscrirait dans un contexte d’austérité budgétaire. C’est inquiétant, surtout s’il s’agit de mettre en place un système « universel », aux mains de l’État, qui supprimerait les cotisations au profit de l’impôt et d’un financement décidé chaque année par le Parlement.
Quelles seraient les conséquences d’une poursuite de l’étatisation de la gestion ?
Serge Legagnoa :Regardons les résultats des deux dernières décennies de « réformes » et de maîtrise des dépenses : notre système de santé est devenu instable dans ses financements, illisible. Le rôle de chacun est brouillé. L’étatisation, tant de l’Assurance maladie obligatoire que de l’Assurance maladie complémentaire, a mis celle-ci dans une position dénaturée : elle est devenue indispensable tout en étant corsetée dans ses offres. Pour quels résultats ? L’égalité d’accès aux mêmes soins pour tous n’est pas assurée. La dépense est mal répartie, difficile à supporter. Les hausses régulières de cotisations des assurances complémentaires, les inégalités de reste à charge et de couverture montrent l’impasse.
Que revendique la confédération ?
Serge Legagnoa : Force Ouvrière reste indéfectiblement attachée aux principes fondateurs de la Sécurité sociale. Ils l’ont instituée sur ce double système obligatoire et complémentaire, à l’origine à haute valeur de solidarité et d’égalité dans l’accès aux soins et dans le financement. Rester dans l’esprit des ordonnances de 1945, c’est redonner une juste place aux complémentaires. Pour cela, il faut maintenir des bases communes de remboursement entre assurance obligatoire et complémentaires, améliorer la prise en charge par l’assurance obligatoire dans les secteurs où elle est défaillante et ainsi redonner des marges de manœuvre à l’assurance complémentaire. Cela nécessite un financement stable, pérenne, de l’assurance obligatoire, par la cotisation.