>Histoire

27 / 01 / 2024

Portugal : il y a 50 ans, fin d’une dictature.

1/3. L’ordre corporatiste.

Le 25 avril 1974, la dictature corporatiste de Salazar-Caetano s’effondre. Pendant plus de quatre décennies, il n’y a pas eu au Portugal de syndicalisme indépendant.

Le projet politique de Salazar, c’est le rétablissement de l’ « ordre chrétien », l’association capital-travail, de gré ou de force ; c’est-à-dire, de force : « nous serons durs, implacables jusqu’à la cruauté ». Promesse tenue. Il déclare avant son accession au pouvoir :

« Depuis longtemps, je pense que certaines réformes rendues fatales dans notre société doivent être accomplies par les droites plutôt que par les gauches ».

« Plutôt que … ». Le dictateur n’exclut pas la possibilité, selon les circonstances, de « réformes fatales » impulsées par les « gauches ». C’est un fait qu’après l’effondrement des régimes fascistes, après-guerre, « les gauches » (en France, la « deuxième gauche ») ont tenté de moderniser le vieux corporatisme des « droites » et extrêmes d’avant-guerre qui n’était plus guère présentable en l’état. Ce corporatisme-là bouge encore.

Quelques points de repère.

1910 : instauration de la république.

1911 : loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Avril 1916 : entrée en guerre du Portugal aux côtés des alliés (1).

1926 : coup d’état militaire.

1928 : Salazar est nommé ministre des finances. Il est professeur d’économie, obsédé par « l’équilibre des comptes ». Il obtient les pleins pouvoirs.

Avril 1931 : proclamation de la république en Espagne qui fait suite à sept ans de dictature de Primo de Rivera. Abdication du roi.

1932 : Salazar, 1er ministre.

1933 : Promulgation de la constitution qui précise les contours de l’ordre nouveau, totalitaire.

1934 : grève générale. Répression brutale.

1936-1939 : Le Portugal participe aux côtés des troupes fascistes et nazies à la croisade anti républicaine en Espagne.

1939 : signature du « pacte ibérique » Franco-Salazar.

Août 1939 : signature du pacte Hitler-Staline et de ses clauses secrètes concernant le sort de la Pologne, des pays baltes … clauses secrètes que même – surtout ! – les dirigeants des partis staliniens ignorent.

Octobre-novembre 1942 ; juillet-août 1943 ; mai 1944 : des manifestations et des grèves accompagnent des « marches  de la faim ». Le gouvernement portugais expédie en Allemagne d’importantes fournitures alimentaires.

4 mai 1945 : Salazar décrète une demi-journée de deuil national en hommage à Hitler.

8 mai 1945 : manifestation monstre à Lisbonne pour fêter la défaite militaire du IIIème Reich et exiger la chute de Salazar. Le représentant US présent ce jour-là indique que Salazar doit rester en place. Il est le garant de « l’ordre, l’ordre, l’ordre … »

25 octobre 1945 : un décret-loi punit de deux à huit ans de prison le simple fait d’avoir fait grève. Les « démocraties » se réjouissent.

4 avril 1949 : Le Portugal est membre fondateur du traité de l’Atlantique nord.

1955 : l’ONU accueille le Portugal.

1961 : début des guerres de décolonisation en Angola, Mozambique et Guinée Bissau. Comme toujours, massacres coloniaux.

Septembre 1968 : Caetano succède à Salazar (commotion cérébrale). Il déclare : « l’ordre sera inexorablement maintenu ».

Décembre 1970 : Processus de dislocation au sein de l’armée. Multiplication des grèves.

25 avril 1974 : début de la révolution portugaise. Les « gens de peu », les « gens qui ne sont rien » chassent du pouvoir les policiers-tortionnaires, les prêtres-parasites … la classe capitaliste s’organise pour conserver le pouvoir.

Résistance ouvrière.

« Des grèves, il y en a eu, certes, bien qu’effectivement la législation interdise cette cessation concertée du travail et la frappe de peines très sévères, jusqu’à huit ans de prison et bien que la fondation d’un syndicat libre soit assimilée à un crime … de sorte que le pays est secoué par des vagues de conflits : transports urbains de Lisbonne en 1968, chemins de fer, métallurgie, usines Ford et Général Motors, chantiers navals en 1969 ; métallurgie encore en 1970 ; employés de commerce et de bureau en 1971 ; transports aériens, téléphone et télégraphe en 1973 ; horlogerie en 1974. Presque toujours, ces mouvements sont inspirés par des revendications salariales ». (Source : Jacques Georgel, « le salazarisme, histoire et bilan, 1924-1974 », préface de Mario Soares).

Les grévistes se heurtent à l’Etat policier, parfois à l’armée qui investit les universités. Pas plus que dans les « démocraties », l’état n’est neutre. Il est toujours, partout, au service de la classe dominante. Les grévistes qualifiés de « rebelles » ou de « terroristes » risquent gros. Tomber entre les mains de la PIDE peut coûter la vie. Georgel rappelle que la police politique de Salazar a été formatée par la GESTAPO (2) et l’OVRA de Mussolini. Après 1945, ce sont les instructeurs de la CIA qui prennent le relais. Des séminaristes accompagnent les séances de tortures, pendant près d’un demi-siècle.

Hésitant à qualifier politiquement le régime de Salazar, fasciste ? à moitié fasciste ? totalitaire … ? Georgel s’en tient à … un « Etat chrétien ».

Il est vrai que Salazar se voit en « don de la Providence », lui, seul capable de museler « les caprices de la multitude ».

Un pays profondément arriéré.

Simone de Beauvoir, de retour du Portugal, note : « C’est pourtant simple, sur sept millions de portugais, il y en a 70 000 qui mangent à leur faim … à Porto sur les murs des taudis plus sombres encore et plus humides que ceux de Lisbonne, on avait apposé des écriteaux : « insalubres, défense d’habiter ici ». Des fillettes de quatre à cinq ans vêtues de sacs troués, fouillaient dans les poubelles ».

Dans les campagnes, plus à l’abri des regards des rares voyageurs, la misère est plus effroyable encore.

Dès le coup d’état militaire, le régime s’acharne à faire baisser le coût du travail. De 1938 à 1958, les salaires ont baissé d’un tiers de leur valeur réelle. Dans tous les domaines, le Portugal figure au dernier rang des pays européens.

Le régime s’acharne à détruire le peu qui existe d’écoles et de services de soins. Une part de plus en plus gigantesque du budget est engloutie pour les dépenses de guerres en Afrique. En 1965, le budget militaire dépasse le budget civil. Pour survivre, beaucoup de portugais fuient le pays ; ou parce qu’ils ne veulent pas participer aux guerres coloniales et aux massacres qui les accompagnent.

L’Eglise catholique au contraire se réjouit. En mai 1940 un concordat officialise l’accord politique entre Salazar et le Vatican.

L’impérialisme US y trouve aussi son compte. Un accord est signé en 1943 pour l’implantation de bases militaires sur le sol portugais.

Un corporatisme inachevé.

« Le corporatisme est la grande idée du régime ». (Georgel, page 116).

Pour justifier l’instauration d’une Chambre des corporations, Salazar reprend le « modèle » mussolinien. Il reprend aussi quasiment mot pour mot les termes de l’encyclique pro fasciste  quadragesimo anno de 1931 (quarantième année, après rerum novarum) qui vante le modèle social italien fasciste.

Il n’a bien sûr rien à inventer.

Mais la Chambre des corporations « est cantonnée dans une fonction consultative ». Salazar parle beaucoup du bien commun, des « corps intermédiaires » et de  subsidiarité. Dans les faits, les 185 membres de la Chambre sont en permanence placés sous le contrôle tatillon de la PIDE. Ils sont tenus d’être les plus loyaux serviteurs de l’ordre cléricalo-policier. Des représentants de l’Eglise y siègent en tant que tels, identifiables à leurs soutanes. Dans nos CESE modernes, « européen » et régionaux, l’évolution des mentalités a fait sauter les soutanes, trop voyantes de loin.

En 1965, Salazar confie : « le système corporatif (corporatiste !) n’a pas dépassé le stade d’une expérience ».

Photo de famille : Salazar et Franco. Est-ce jour-là que Salazar déclare : « la dictature est une question de tact » ?

Parfois, Salazar déclare comme en 1938 ne pas vouloir d’un corporatisme d’état, façon régime mussolinien. (Source : entretien avec l’écrivain maurassien Henri Massis). Il pencherait plutôt pour un régime plus « autogestionnaire » où les « corporations » et les « corps intermédiaires » auraient réellement voix au chapitre y compris en légiférant comme le souhaitait de Gaulle en 1969. En 1965, il constate que le corporatisme n’est en fait qu’une « expérience » inaboutie puisque la Chambre des corporations n’a qu’un rôle « consultatif » comme « nos » CESE modernes du XXIème siècle.

Autrement dit, c’est le corporatisme dans un seul pays, à pas de tortue.

Conventions collectives en panne.

Georgel note : « Il a été négocié peu de conventions collectives … de 1949 à 1959, on ne compte que deux conventions pour quinze syndicats de la métallurgie ». (Georgel écrit syndicats sans guillemets). Il a ce curieux commentaire : « l’accord capital-travail, fondement de l’idée corporatiste, semble être resté en panne ». Mais l’ordre corporatiste qui prétend « dépasser » les conflits de classes n’a pas pour fonction de favoriser la signature de conventions collectives qui sont justement une reconnaissance de classes sociales aux intérêts opposés ; bien au contraire. D’ailleurs, Georgel ne peut cacher que : « En cas de conflit entre les deux parties (« syndicats » et patronat), si les résultats ne sont pas acceptés par les parties, une décision qui s’impose à elles est rendue en équité par deux arbitres désignés par les parties et flanqués d’un surarbitre choisi (désigné !) par le ministre des corporations », en réalité par Salazar lui-même.

Rappelons que le gouvernement Chautemps dit de « Front populaire » avait en 1937 voulu « réformer » le droit du travail selon les mêmes considérants. Une audace contre-réformatrice qui avait à l’époque enchanté le très chrétien, très « réformateur », très pro nazi économiste François Perroux dont les « œuvres » furent recommandées par le service de propagande du IIIème Reich ; (voir Antonin Cohen, son excellent : « de Vichy à la communauté européenne »).

Dans un livre paru en 1940 au titre éloquent, « capitalisme et communauté de travail », Perroux affirmait :

« Naguère patrie des révolutions impuissantes, spécialiste du déficit financier, modèle d’une économie anarchique, le Portugal est aujourd’hui un quartier d’Europe où l’on ne se bat pas, où l’on a pris l’habitude de tenir des comptes exacts et de proportionner rentrées et débours, où … l’entreprise nationale s’équipe et progresse ». Après-guerre, Perroux reste un modèle de droiture pour R. Barre, M. Rocard et beaucoup d’autres.

Leur modèle, pas le nôtre !

L’historien Yves Léonard note à juste titre :

« ( … ) Le système corporatiste de Salazar va susciter des admirations nombreuses à travers l’Europe et le monde, une sorte de 3ème voie entre le libéralisme et les fascismes … » (Source : émission radio, « quoi de neuf dans le monde ? »).

Parmi ces innombrables sympathies, citons la bande des quatre :

Beuve-Méry, le fondateur du journal le Monde l’immonde ») s’était rendu au Portugal pendant la guerre, n’hésitant pas à interrompre un « cycle de formation » à Uriage. Il en était revenu enchanté.

Robert Schuman, un des constructeurs de la communauté européenne, titulaire du prix Charlemagne – hélas toujours pas canonisé ! – en faisait un modèle dans les années 50 ; le Portugal ? un havre de paix et de béatitude !

Jean Monnet, marchand de Cognac, fait fortune aux USA au temps de la prohibition … il se met au service des EU et de ses banquiers. C’est sans doute, à l’époque, le laquais le plus discipliné, le plus servile des capitalistes américains. Comme Roosevelt, il déteste l’ « ennemi de la construction européenne », de Gaulle, qu’il faut « détruire » (sic). (cf : Note longtemps restée secrète adressée à Roosevelt, en 1943). L’ambassadeur US à Vichy, jusque fin 1942 parlait, lui, des « putois gaullistes ».

Monnet est l’initiateur du « plan-plan-rataplan » où « tout le monde » (toutes classes sociales confondues) doit participer aux contre-réformes « fatales ». C’est la nouvelle version, en apparence civilisée, du vieux corporatisme. Il est à l’initiative, avec Robert Schuman de la CECA, en 1951…

Monnet s’était entouré de conseillers au profil un peu particulier, partisans de la « révolution nationale » de Vichy. Certains ont mené une brillante carrière dans les institutions de la IVème puis de la Vème république. C’est le cas de Pierre Uri, passé aux oubliettes de l’Histoire, un admirateur béat de l’ultra réactionnaire Perroux, et miraculeusement converti aux délices du néo parti socialiste d’Epinay où il « travaille » aux côtés de Rocard, Delors, Attali, DSK … pour ne citer que les meilleurs.

Il admire aussi le père Maydieux, dominicain, « théoricien » émérite de l’ « école » de formation des cadres de Vichy. … Uri, un voyage de Maurras à la « deuxième gauche ». (Source : Pierre Uri, « penser pour l’action ».)

Monnet est l’heureux titulaire du prix Charlemagne, en 1953.

Salazar aurait pu commenter : le corporatisme doit « plutôt » passer par la « droite », mais il peut aussi passer – si les circonstances l’exigent – par le cognac.

Monnet est toujours la référence de toutes sortes d’individus, à « droite », à « gauche » … et ailleurs … jusqu’en Picardie …

Un autre illustre titulaire du prix Charlemagne, Jacques Delors, était un admirateur de Schuman … peut-être se reconnaissait-il dans le mot d’ordre salazariste ? : « Dieu, patrie, autorité, famille, travail » plus difficile à mémoriser que le plus sobre : « travail, famille, patrie » de Pétain ?

Sur le site « notre Europe » tout entier consacré à la glorification de Delors on lit ceci :

« Je remercie la fondation Geremek pour la conduite de ce projet, dont se sont emparés, avec enthousiasme et intérêt, l’historienne Cornelia Constantin et Benjamin Couteau pour notre Institut. Leur travail fait ressortir une parenté de pensée et une continuité d’action entre Robert Schuman et Jacques Delors… »

Sébastien Maillard
Directeur de l’Institut Jacques Delors.

Delors et Chaban-Delmas prônent « la nouvelle société ». Un projet d’inspiration purement corporatiste, bien plus « moderne » que celui de Salazar …

 

Les corporatistes forment une très grande « famille » … qui certes parfois se déchire, comme beaucoup de familles, hier comme aujourd’hui.

Les militants syndicalistes n’ont évidemment rien de commun avec ce petit monde étranger, hostile, à toutes les traditions ouvrières et démocratiques.

En conclusion de cette 1ère partie, notons le rôle particulier joué par l’appareil international du stalinisme. Le SG du P « C » P a engagé en 1948 – c’est déjà la « guerre froide » – la construction du M.U.D. le mouvement d’unité démocratique sur la base suivante :

« Patrons et ouvriers doivent lutter dans la même tranchée ».

Et, bien sûr, les militants syndicalistes devaient se soumettre à cette politique parfaitement réactionnaire.

Il n’est pas certain que le patronat accepte de combattre « dans la même tranchée » ! Le patronat n’est hostile au corporatisme que lorsque, trop archaïque, il devient un frein à l’envol des profits, ce qui est le cas, fin des années soixante au Portugal …

On verra les conséquences de cette orientation du parti stalinien en 1974.

1 L’historienne Armelle Enders explique dans son « histoire de l’Afrique lusophone » : « Pour avoir une chance de conserver ses colonies, le Portugal abandonne sa neutralité en avril 1916 … » Conséquence, des affrontements ont lieu au nord du Mozambique « de novembre 1917 à septembre 1918 » avec l’armée coloniale allemande. Bilan : côté portugais, environ 2000 morts. Côté des colonisés : « le bilan des victimes est parfois estimé à 130 000 morts ». (Sur une population totale de moins de cinq millions d’habitants). L’armée portugaise « utilisait» en permanence les services de 60 000 porteurs. L’espérance moyenne de vie y était réduite à très peu de chose.

La grande boucherie officiellement terminée, la république portugaise impose la culture du coton ce qui provoque de « terribles famines ». C’est, dit Armelle Enders, l’époque des guerres coloniales sans fin : « les moments de répit sont rares dans une histoire qui est celle des guerres permanentes ». Mais c’est aussi l’histoire des  révoltes ininterrompues dans des pays sous tutelle où toute forme d’industrialisation est interdite de peur que ne se constitue et ne s’organise une classe ouvrière dangereuse pour le maintien de l’ « ordre ».

2 Cette affirmation est mise en doute par l’historien Yves Léonard (« salazarisme et fascisme », préface, encore, de Mario Soares) qui évoque par contre la collaboration des polices britanniques et celle de Franco avec la PIDE.

L’auteur consacre une vingtaine de pages à montrer que la tentative la plus sérieuse, mais qui a échoué, de constituer au Portugal un parti véritablement fasciste, de masse, vient pour l’essentiel des milieux syndicalistes, d’accord pour collaborer (on dirait aujourd’hui, « co construire », (notamment au CESE) avec le patronat, « dans la même tranchée », les « réformes fatales » si chères à Salazar.

(Sur cette question, voir, Antonio Costa Pinto, « The blue shirts, – les chemises bleues – Portuguese Fascists and the new state ». (Mais en anglais uniquement, pour l’instant.)

Deuxième partie  25 avril 1974: la révolution pour mettre à bas le corporatisme et instaurer la république sociale.

JM. 27 janvier 2024.

chaud ! chaud ! chaud !

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