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1 / 09 / 2016

La tentation totalitaire

La tentation totalitaire

Après plusieurs mois de mobilisation contre la loi travail Berger, le gouvernement a eu recours aux expédients traditionnels des pouvoirs isolés et méprisés : la force, l’arbitraire, la provocation. Jusqu’où iront-ils ?

Le philosophe italien Giorgio Agamben expliquait dans une tribune publiée par le quotidien le Monde (23 décembre 2015) :

( … )« On ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier. Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.
Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.
Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être commis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues … »

Voilà de quoi provoquer l’indignation des apprentis sorciers qui sévissent à la tête de l’appareil d’Etat. Pourtant si l’on regarde dans le détail les évènements qui concernent la période 1918-1933 (accession du national-socialisme au pouvoir, « pour un ordre nouveau européen »), tout confirme le jugement du philosophe. C’est ce qu’il s’agit de démontrer.

L’exemple de l’Allemagne. Le contexte.

Après-guerre, les grèves et manifestations se succèdent en Allemagne. 1918-1923 est une période d’intenses luttes de classes. Au terme du traité de Versailles, l’Allemagne doit « payer » sa défaite. La Rhur est occupée par l’armée française en 1923. Le mécontentement se généralise. Le mouvement ouvrier est divisé entre partisans du « socialisme démocratique » (Deuxième internationale) et partisans d’une révolution dans la continuité de la révolution russe. (troisième internationale). Le mouvement syndical subit inévitablement les conséquences de ces divisions.

L’Allemagne de la constitution de Weimar

La constitution de Weimar adoptée en 1919 comporte 165 articles. L’article premier stipule : « Le Reich allemand est une République. Le pouvoir vient du peuple ».
L’article 17 dispose que chaque Land doit disposer d’une constitution d’Etat libre. La représentation du « peuple » est élue au suffrage universel, égalitaire direct et à bulletins secrets (hommes et femmes) selon les principes de l’élection proportionnelle.
Le préambule de la Constitution parlait de liberté, de justice et de « progrès social ».
Les droits fondamentaux des citoyens sont réaffirmés ; les droits syndicaux aussi. Beaucoup ont cru y voir « la tradition de l’Etat de droit, existant avant même 1918. ( … ) Les décisions prises à Weimar en 1919 restaient donc dans la voie tracée depuis des mois et se confondaient d’ailleurs à la classique séparation des pouvoirs qui avait été développée par la théorie anglaise et française du du XVIIIème siècle, marquant l’histoire constitutionnelle européenne du XIXème siècle et du début du XXème siècle » (Horst Möller, la République de Weimar, 1919-1933).
Il y aurait donc d’un côté le bloc des « démocrates » partisans de Weimar et de l’autre un bloc des antidémocrates regroupant partisans de la République des soviets et les totalitaires regroupés dans les mouvements ultra nationalistes.
Faut-il rappeler que les « démocrates » ont les uns et les autres combattu par les méthodes les plus brutales – assassinat de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht – les militants syndicalistes et ouvriers partisans du socialisme des conseils ?

Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg sont deux grandes figures du socialisme international. En 1914, contre l’empereur Guillaume qui déclare : « je ne connais plus de partis, je ne connais que des allemands », contre l’union sacrée pour la guerre, ils restent, contre vents et marées, sur le terrain de l’indépendance ouvrière. Comme Jaurès…

Une « démocratie » sous surveillance.

L’article 48, dit, article sur l’état d’urgence comportait les dispositions suivantes : «  Si un Land ne remplit pas les devoirs qui lui incombent en vertu de la Constitution et des lois du Reich, le président du Reich peut l’y contraindre en utilisant la force.  Le président du Reich peut, lorsque la sûreté et l’ordre public sont gravement troublés ou compromis au sein du Reich, prendre les mesures nécessaires à leur rétablissement ; en cas de besoin, il peut recourir à la force. A cette fin, il peut suspendre totalement ou partiellement l’exercice des droits fondamentaux garantis aux articles 114, 115, 117, 118, 123, 124 et 153. Le président du Reich doit sans retard communiquer au Reichstag toutes les mesures prises en application du premier ou du deuxième alinéa du présent article. Ces mesures doivent être abrogées à la demande du Reichstag.  En cas de danger, le gouvernement d’un Land peut, sur son territoire, prendre des mesures provisoires analogues à celles mentionnées à l’alinéa 2. Ces mesures doivent être abrogées à la demande du président du Reich ou du Reichstag.  Les modalités sont fixées par une loi du Reich »
Autrement dit, c’est l’arbitraire le plus total. Evidemment l’article 48 vise d’abord et avant tout les syndicats qui rechignent à jouer le triste rôle de défenseur de l’intérêt général du « peuple allemand », toutes classes sociales confondues.
Mais plus généralement, ce sont toutes les libertés démocratiques qui peuvent, du jour au lendemain, être « suspendues ». Les droits fondamentaux en principes garantis par les articles 114, 115, 117, 118, 123, 124 et 153 ne s’appliquent plus si le président du Reich le juge nécessaire. C’est une forme de « coup d’Etat permanent ».

Article 114. La liberté individuelle est inviolable. Toute restriction ou suppression de la liberté individuelle ne peut être établie que par la loi. Toute personne privée de sa liberté doit, au plus tard le jour suivant, être informée par quelle autorité la privation de liberté a été ordonnée et pour quels motifs ; il doit lui être donné sans retard l’occasion de faire opposition contre la privation de liberté qui lui est infligée.
Article 115. Le domicile de tout Allemand constitue pour lui un lieu d’asile et est inviolable. Les exceptions ne peuvent être établies que par une loi du Reich.

Article 117. Le secret des lettres, de la poste, du télégraphe et du téléphone est inviolable. Les exceptions ne peuvent être établies que par une loi du Reich.

Article 118. Tout Allemand a le droit, dans les limites des lois générales, d’exprimer librement son opinion par la parole, l’écriture, l’imprimé, l’image ou de toute autre manière. Aucun rapport de travail ou d’emploi ne peut le priver de ce droit, et nul ne peut lui faire subir un préjudice parce qu’il fait usage de ce droit. Il n’y a pas de censure ; toutefois des dispositions restrictives peuvent être prises pour les films cinématographiques. Des dispositions peuvent être prises aussi par la loi contre la littérature immorale et obscène, ainsi que pour la protection de la jeunesse contre les exhibitions et représentations immorales.


Article 123. Tous les Allemands ont le droit de se réunir paisiblement et sans armes, sans déclaration préalable ni autorisation spéciale. Les réunions à ciel ouvert peuvent être soumises, par une loi du Reich, à l’obligation d’une déclaration préalable et être interdites en cas de danger immédiat pour la sûreté publique.


Article 153. La propriété est garantie par la Constitution. Son objet et ses limites sont établis par la loi. Une expropriation ne peut avoir lieu que pour le bien de la collectivité et dans les conditions établies par la loi. Elle a lieu moyennant une juste indemnité, pour autant qu’une loi du Reich n’en dispose pas autrement. Pour le montant de l’indemnité, le recours de droit est, en cas de contestation, ouvert devant les tribunaux ordinaires, pour autant qu’une loi du Reich n’en dispose pas autrement. Une expropriation par le Reich au détriment des Laender, des communes et des associations d’utilité publique ne peut avoir lieu que moyennant indemnité. Propriété oblige. Son usage doit être en même temps un service rendu à l’intérêt général.
Ces sept articles « suspendus », que reste-t-il d’une illusoire Démocratie ?
Selon les partisans de la Constitution de Weimar, l’Etat devait jouer en toutes circonstances le rôle de garant de l’unité de la Nation, de « l’intérêt général ». Si l’intérêt général exige l’interdiction de faire grève, voire simplement de manifester, si les militants syndicalistes ne se soumettent pas, alors l’Etat dit « démocratique » se réserve la possibilité de mobiliser l’armée, c’est-à-dire d’organiser « légalement » la guerre civile.
Bien sûr, l’Etat n’est jamais neutre. En 1924, l’Etat, c’est l’Etat des patrons qui limite puis interdit toute revendication salariale. H. Moëller, défenseur de la Constitution en convient. Il écrit :
« La liberté salariale est supprimée de facto en Allemagne depuis 1924 ». En Allemagne comme partout, la guerre de classe à laquelle se livre le patronat pour toujours abaisser plus le coût du travail aboutit à l’instauration d’un régime de plus en plus autoritaire. (A cette date, une fraction du grand patronat commence à subventionner très largement le parti national socialiste).

manifs

Manifestation ouvrière.1923.

 

 

 

Un parlement croupion.

L’article 48 donnait au gouvernement du Reich la possibilité de signer des décrets qui avaient force de loi et niaient directement les compétences du Reichtag (parlement). En 1923, alors que « l’effervescence sociale » est à son comble, le gouvernement adopte ainsi plus de cent décrets-lois. « Gouverner par décrets-lois, c’était gouverner sans le Reichtag, ou même comme on devait le voir, contre lui » écrit Moëller, page 220, qui affirme « cette pratique des décrets-lois sous Ebert (social-démocrate) n’était pas arbitraire ».
En réalité cette pratique autoritaire, comme l’est le 49-3 en France, n’a cessé de s’aggraver tout au long de la République de Weimar. Avec la grande crise de 1929, le processus totalitaire prend forme : 5 décrets en 1930, 44 en 1931, 60 en 1932. Plus rien ne se décide au Reichtag. 98 lois sont adoptées en 1930, 34 en 1931, 5 seulement en 1932. La « démocratie » de Weimar ne prépare-t-elle pas l’avènement du national-socialisme ?

Vers un ordre corporatiste.

La constitution de Weimar a voulu « graver dans le marbre » un modèle de « dialogue social » visant à l’intégration de la classe ouvrière et de ses organisations à la gestion de l’ordre capitaliste. C’est l’objet de l’article 165, essentiel, auquel la plupart des commentateurs de la Constitution ne consacrent pourtant pas la moindre ligne.
Article 165. Les ouvriers et employés sont appelés à collaborer, en commun avec les employeurs et sur un pied d’égalité, à la fixation des salaires et des conditions de travail ainsi qu’à l’ensemble des conditions du développement économique des forces productives. De part et d’autre, les organisations et leurs accords sont reconnus. Les ouvriers et employés obtiennent, pour le règlement de leurs intérêts sociaux et économiques, des représentations légales dans les conseils ouvriers d’entreprise ainsi que dans les conseils ouvriers d’arrondissement [Bezirke], formés selon les secteurs économiques, et dans un Conseil ouvrier du Reich [Reichsarbeiterrat]. Pour l’accomplissement de toutes les tâches économiques et la collaboration à l’exécution des lois de socialisation, les conseils ouvriers d’arrondissement et le Conseil ouvrier du Reich forment avec les représentants des employeurs et autres groupements populaires intéressés des conseils économiques d’arrondissement et un Conseil économique du Reich. Les conseils économiques d’arrondissement et le Conseil économique du Reich seront constitués de telle manière que tous les groupes professionnels importants y soient représentés dans la mesure de leur importance économique et sociale.  Le gouvernement du Reich, avant de déposer des projets de lois essentiels intéressant la politique sociale et économique, doit les soumettre pour avis au conseil économique du reich. Le conseil économique du Reich a également l’initiative de propositions de lois en cette matière. Le gouvernement du Reich doit, même s’il ne les approuve pas, les soumettre au reichstag avec l’exposé de son point de vue. Le conseil économique du Reich peut faire soutenir la proposition devant le Reichstag par un de ses membres. Des attributions de contrôle et d’administration peuvent, dans la limite de leurs compétences, être déléguées aux conseils ouvriers et économiques.  Il appartient exclusivement au Reich de régler la constitution et les attributions des conseils ouvriers et économiques ainsi que leurs relations avec d’autres corps sociaux autonomes
On remarque d’emblée que l’appel à la « collaboration sur un pied d’égalité » est repris tel quel dans les programmes politique du parti fasciste de Mussolini et dans le 1er programme du parti national-socialiste. Ce n’est pas encore le front du travail hitlérien, mais cela y conduit tout droit.
Il suffit, pour convaincre les sceptiques, s’il en reste encore, de citer les deux premiers articles de la « Constitution » du IIIème Reich :

Ordonnance du président du Reich du 28 février 1933, pour la protection du peuple et de l’État.

En vertu de l’article 48, al. 2, de la Constitution, il est ordonné ce qui suit en vue de prévenir les actes de violence communistes menaçant la sécurité de l’État :

Article premier. Les articles 114,115, 117, 118, 123, 124 et 153 de la Constitution du Reich cessent, jusqu’à nouvel ordre, d’être en vigueur. En conséquence, seront valables les restrictions de la liberté personnelle, du droit de libre opinion – y compris la liberté de la presse – du droit d’association et de réunion, les immixtions dans le secret des lettres, de la poste, du télégraphe et du téléphone ; les visites domiciliaires, saisies, restrictions de la propriété, même au-delà des limites jusqu’alors fixées par la loi.

Article 2. Lorsque, dans un Land, les mesures propres à rétablir l’ordre et la sécurité publique n’auront pas été prises, le gouvernement du Reich pourra, dans cette mesure, assumer provisoirement les attributions de l’autorité supérieure de ce Land.

Giorgio Agamben avait parfaitement raison.

Pas plus en France en 2016 qu’en Allemagne de la république de Weimar, la suspension des libertés démocratiques et syndicales n’est acceptable.

J. M septembre 2016.

chaud ! chaud ! chaud !

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